- CORPS - Le corps dans l’art contemporain
- CORPS - Le corps dans l’art contemporainUne banalité, d’abord, doit être rappelée: toute activité artistique a pour conditions de possibilité les gestes de l’artiste, les actes de son corps. Évidents dans les happenings, dans ce que l’on appelle le body-art , les mouvements du corps de l’artiste, ses souffrances et jouissances jouent aussi un rôle dans la production des dessins, des peintures, des sculptures. L’œil, la main de l’artiste travaillent, bien sûr. Mais tout le corps du créateur est engagé dans ses gestes de production; le plus souvent, il sort de l’atelier, épuisé, «vidé» de toute énergie. Jean-François Millet affirme: «L’art, c’est un combat. Dans l’art, il faut mettre sa peau.» Van Gogh écrit: «Si tu devenais peintre, une des choses qui t’étonneraient serait que le métier de peintre, avec tout ce qu’il comporte, est réellement un travail relativement dur du point de vue physique.» Cet engagement du corps dans l’activité artistique contribue sans doute à rendre plus intense la perception du corps par les artistes. Lorsqu’ils figurent des corps, ils n’oublient pas comment leur corps intervient dans leur production artistique. Montrer des corps, souffrants ou glorieux, c’est toujours, pour eux, évoquer (consciemment ou non) leur activité artistique. Et, depuis les origines de l’art, les figurations de corps, de gestes se multiplient. Elles existent, sous diverses formes, aujourd’hui, sans que l’on puisse préciser si elles sont plus ou moins intéressantes que celles du passé. En tout cas, elles constituent un savoir actuel, dispersé et non verbalisé, concernant les aventures de nos chairs. Les œuvres (choisies parmi celles produites depuis 1960) sont considérées ici comme des fragments éparpillés de ce savoir. Elles attirent notre attention sur les liens entre les corps et leur mort possible; sur les vacillations de l’identité physique; sur les surfaces du corps; sur ses «profondeurs»; sur les gestes ritualisés; sur les désirs amoureux; sur l’appétit; sur les vêtements qui protègent et cachent les peaux.L’art et les cadavresImposer au spectateur divers modes de présence de la mort, organiser, en quelque sorte, nos rencontres avec notre mort à venir: telle est sans doute l’une des fonctions de l’art. Ces rencontres sont-elles plus ou moins fréquentes à notre époque qu’en d’autres temps? Seuls des théoriciens hâtifs et péremptoires oseraient répondre à une telle question. Encore leurs réponses seraient-elles contradictoires. Car les uns parleraient d’une obsession moderne de la mort et la mettraient en rapport avec l’angoisse devant les pollutions, devant les accidents (eux-mêmes liés au machinisme), devant les camps de concentration, devant les menaces nucléaires, etc. D’autres, au contraire, verraient notre univers actuel comme celui de la mort cachée, de la mort apprivoisée, de la mort refoulée... Mais au moment même où il semble nécessaire de refuser cette question d’une plus ou moins grande fréquence, aujourd’hui, des figures de la mort, il apparaît nécessaire d’évoquer rapidement les multiples manières dont l’art d’Occident, en diverses époques, nous impose des rendez-vous avec la mort.On se souviendra des colossoi , étudiés par Jean-Pierre Vernant. À Midéa (l’actuelle Dendra), dans un cénotaphe datant du XIIe siècle avant J.-C., on a retrouvé, au lieu de squelettes, deux blocs de pierre gisant sur le sol, substituts schématiques des cadavres absents, grossièrement taillés en forme de dalles quadrangulaires s’amincissant vers le haut pour marquer le cou et la tête de personnages humains. En d’autres lieux, le colossos se dresse au-dessus de la tombe vide, en un lieu que sa sauvagerie voue aux puissances infernales... On énumérera (en un désordre volontaire): les danses macabres; les gisants; l’illustration du thème pétrarquiste du triomphe de la Mort; les écorchés; les figurations du Christ mort, celles des martyrs exécutés; celles du massacre des Innocents; les morts mythologiques (d’Adonis, d’Orphée, de Narcisse; celle, peinte par Piero di Cosimo, de Procris; d’autres); les cadavres des gravures de Goya et des tableaux de bataille; Marat tué dans sa baignoire (David, 1793)... Au centre de ces figurations de corps morts, serait peut-être mise en évidence l’une des Leçons d’anatomie de Rembrandt: celle, par exemple, où l’enseignant est le professeur Tulp (1632). Les cadavres sont parfois de beaux corps tranquilles, mimant le sommeil. Parfois, on y voit des blessures, des mutilations, des décompositions. Cela va jusqu’au squelette bien propre: mise au jour de la structure la plus secrète de notre corps.Les figures et évocations actuelles de la mort viennent s’ajouter à cet immense et lugubre trésor des cadavres représentés, à cet imaginaire musée macabre. Certains artistes contemporains imaginent leur propre mort et nous incitent à imaginer la nôtre. Dans le tableau Meurtre no 2 (1968), Jacques Monory montre les moments successifs de son agonie, après avoir été atteint d’une balle dans le ventre. En octobre 1969, Christian Boltanski réunit (en un fascicule de six pages, tiré à cent exemplaires) les «preuves» de son accident et de sa mort. On y voit, sobrement légendés, la carte sanitaire d’urgence trouvée sur la victime, le relevé fait à la craie sur le macadam de la position du corps, les photos de la bicyclette de la victime, du car de police-secours, d’un témoin parlant à un agent, etc. Également liée à l’idée de sa propre mort, une pièce de Gina Pane (1972) comprend un contrat qui précise entre autres choses: «Lors du décès de Gina Pane, ses héritiers feront réaliser son portrait posthume qui sera remis au détenteur de la pièce posthume a/3; ce portrait devra être appliqué dans la dernière case dessinée...» Gina Pane, ici, souligne l’aspect juridique, contractuel de la mort: la manière dont un corps mort est entouré d’engagements, de contrats d’assurances, de testaments... Avec une violence retenue, un artiste allemand a anticipé sa mort: opéré en 1971, sachant à partir de 1972 qu’il allait mourir, mort en 1973 à l’âge de trente-deux ans, Günther Saree voulut transformer ses dernières années en une suite de démarches artistiques, centrées sur sa maladie (un cancer) et sur sa mort future. Il refuse le spectaculaire mais tient à faire connaître à un petit cercle de gens ses faits, gestes, idées, sentiments liés à cette mort. Il signe une radiographie de ses poumons, et inscrit sur la photo: «Les cercles blancs, si beaux ici, sont ce qui me fait mourir.» Vécus comme artistiques par leur «auteur», ces actes de Saree semblent pourtant se situer, au moins pour une part, hors du domaine esthétique.D’autres artistes évoquent non leur propre mort, mais celle des autres. En 1972, Michel Journiac présente de vrais squelettes, habillés ou non, dorés ou peints en blanc. Il propose (lui aussi) un contrat, ironique, volontairement dérisoire: «Transformez votre corps en œuvre d’art. 1er contrat: vous pariez pour la peinture, votre squelette est laqué blanc. 2e contrat: vous pariez pour l’objet, votre squelette est revêtu de vos vêtements. 3e contrat: vous pariez pour le fait sociologique, l’étalon or, votre squelette est plaqué or.» Bien des tableaux, des dessins montrent des assassinats, des révolutionnaires ou des automobilistes morts. Wladimir Velickovic peint un décapité sur une civière sanglante (1976). Un dessin de Leonardo Cremonini (1959) montre un corps ouvert.Beaucoup de happenings (depuis les années soixante) mêlent gestes érotiques et simulacres de cruauté. En particulier, ceux qu’organisent les Viennois (Rudolf Schwarzkogler, Otto Muehl, Hermann Nitsch...) proposent des rites à forte odeur de mort, avec des litres de sang coulant sur des corps humains nus et sur des animaux morts. Cela ne va pas, sans doute, sans ce que certains nomment du «mauvais goût». S’y manifeste l’aspect «histrion» de la mort.Avec au moins autant de violence, mais en refusant le spectaculaire, le peintre Francis Bacon montre dans ses portraits, dans ses corps (où les chairs semblent se dévorer) comment la mort agit sur les corps vivants.Les jeux du moi et de l’autreCe n’est pas forcément la mort que le Suisse Urs Lüthi rencontre dans ses jeux avec les miroirs, dans ses multiples autoportraits photographiques. C’est plutôt la multiplicité de ses aspects possibles et les ambiguïtés du je . Souvent, les maquillages le transforment en femme et effacent la différence entre les sexes. Suivant les moments, il se plaît à ces travestissements ou s’en lasse; il écrit audessus d’une de ses photos (1970): «I’m tired of looking like Anne Franck...» Ou bien, dans une succession de photographies, Just Another Story About Leaving (1974), il montre comment son visage va vieillir; ici, le jeu avec le miroir est jeu avec une solitude présente, avec une décrépitude anticipée. Mais alors même que Lüthi s’isole et développe ses ambivalences, qu’il expérimente (devant un miroir, devant un appareil photographique) divers âges, divers sexes, divers sentiments, il pense être le reflet possible de chacun de nous: sur une de ses photographies «féminisées» (1972), il écrit: «I’ll be your mirror...» De diverses manières, d’autres artistes ont «travaillé» sur la différence sexuelle, sur son possible effacement, sur son renversement ou son «travestissement». Depuis 1966, Pierre Molinier (1900-1976) a joué avec des montages de photographies pour se transformer en «ange androgyne». En des photos, des films et des textes, Katharina Sieverding revendique le droit au «travestissement»: «Le travestisme est un stade de la communication qui permet de se soustraire à un comportement sexuel auquel la société de production associe des interdits et une morale manipulée.» Un film de Vito Acconci le montre dans une pièce noire, nu, son sexe tiré en arrière et invisible, s’efforçant de vivre son corps comme un corps féminin. Michel Journiac, avec des photos de lui-même travesti, a reconstitué 24 Heures dans la vie d’une femme ordinaire (1974). Exposé à la biennale de Paris (1975), Luciano Castelli se laisse fasciner par les plumes, les paillettes, le strass; il en fait des objets, des vêtements à l’identité incertaine (vestes, poudriers...), et ses photos manifestent, elles aussi, une incertitude devant son identité sexuelle. Au Kunstmuseum de Lucerne, Jean-Christophe Ammann a pu, en 1974, réunir une partie de ces travaux dans l’exposition: Transformer ; Aspekte der Travestie . On se souvient aussi comment Marcel Duchamp a anticipé cette réflexion artistique sur la bisexualité de chaque individu: une photographie de Man Ray (1921) le montre en Rrose Sélavy. De tels travaux fascinent, au moment où vacillent les conceptions traditionnelles de l’homme, de la femme, de leurs rôles et statuts.Indifférent (semble-t-il) à ces questions de l’identité sexuelle, Boltanski tend à nous faire réfléchir à nos ressemblances, à nos différences avec les autres. Il peut choisir les photographies de dix enfants inconnus, prises au parc Montsouris le 17 juillet 1972 et les légender arbitrairement: «Christian Boltanski à l’âge de deux ans»; «Christian Boltanski à l’âge de dix ans»... Cela ne signifie pas que les corps soient anonymes, mais que l’acte de nomination joue un rôle essentiel dans l’identification d’un corps; et aussi que je peux parfois me reconnaître dans un inconnu, au moment où je cesse de savoir exactement qui je suis.Pour Arnulf Rainer, être un autre (un autre inquiétant, non harmonieux) s’obtient par des grimaces, par un antimaquillage (il peint des défauts sur son visage), par des griffonnages qui raturent ses autoportraits photographiques. Il fait ce qu’il nomme des face-farces . Il s’agit d’une entreprise d’antiséduction.Les Anglais Gilbert et George (à partir de 1968) se présentaient comme «sculptures vivantes», parfois comme «sculptures chantantes». En 1971, à Bruxelles, pendant cinq heures, avec des gestes d’automates, ils chantent une rengaine des années vingt, tenant des accessoires qu’ils échangent régulièrement. Bien qu’ils ne se ressemblent pas, leur double présence rend leur identité flottante. Qui est Gilbert? Qui est George? Sculptures vivantes, ils ne sont pas non plus tout à fait des êtres de chair.Importance de l’épidermeSelon Gilles Deleuze (Logique du sens ), il se peut que la conquête des surfaces soit le plus grand effort de la vie psychique, dans la sexualité comme dans la pensée; et que, dans le sens et dans le non-sens, «le plus profond, c’est peu». Deleuze cite Paul Valéry: «Le plus profond, c’est la peau.» Un certain nombre d’activités artistiques contemporaines semblent vouloir confirmer l’affirmation de Valéry, probablement sans la connaître. Ici également, Marcel Duchamp annonce les recherches actuelles. Une photographie de 1919 le montre avec le crâne rasé en forme d’étoile. Arturo Schwarz évoque à ce propos la tonsure des prêtres; on peut aussi y voir une prémonition (avec déplacement du lieu d’inscription) du titre de la pièce de théâtre de Raymond Roussel, L’Étoile au front (1924)... Certaines des pièces de Dennis Oppenheim mettent en évidence des altérations provisoires de la surface du corps. Il fait rouler son bras sur du fil électrique et de la ficelle, et marque ainsi leur trace en creux sur sa peau (1969). Des films (1971) présentent les modifications de la paume d’une main, d’un pouce, du visage sous l’effet d’un puissant jet d’air sous pression. Il trace (1971) un dessin au crayon feutre sur le dos de son fils, que celui-ci reproduit (à partir de ses sensations tactiles) sur le dos de son père: il s’agit d’une étrange leçon d’écriture. Un livre posé sur le ventre, il reste pendant cinq heures étendu au soleil. Le livre enlevé, un rectangle pâle se lit sur le corps rougi par une brûlure au deuxième degré. «Le thème de la pièce, précise l’artiste, n’est pas la douleur, mais la couleur... C’est comme si j’expérimentais l’acte de devenir rouge... J’ai été tatoué par le soleil. Vous ne faites que vous allonger, et quelque chose se passe. C’est en quelque sorte se brancher sur le système solaire.» La peau devient support pictural; le soleil occupe la fonction de peindre. D’autres artistes encore utilisent leurs corps comme lieux où s’inscrivent des signes. Gina Pane, avec une lame de rasoir, se taillade épaules, flancs et avant-bras (1972)... En 1975, Annette Messager peint sur son corps et le fait photographier. Parfois, un visage s’y inscrit, les yeux dessinés sur les seins, dont l’aréole forme l’iris. Ou bien, le dessin d’un squelette expose l’intérieur du corps à sa surface. Ou encore, le dessin fait courir sur la peau des insectes, y fait fictivement s’enfoncer des épines ou des couteaux... Trademarks (1970), un travail de Vito Acconci, montre le corps à la fois marqué et marquant; l’artiste s’y donne des buts simples: «Mordre autant de parties de mon corps que je peux atteindre. Appliquer de l’encre d’imprimerie dans les morsures; appliquer les empreintes de morsures sur diverses surfaces.»Lorsque le corps est marqué, que la peau devient surface d’inscription, l’artiste échappe en partie aux traditions picturales. Mais il retrouve d’autres traditions, dont le statut esthétique n’est guère fixé en Occident: celles du tatouage, du maquillage. Ces recherches obligent également à évoquer la terrible machine décrite dans La Colonie pénitentiaire de Kafka: machine à écrire et à torturer, qui inscrit sur le corps du condamné la sentence qui le condamne.Pour d’autres artistes, le corps n’occupe pas la place traditionnellement tenue par la toile, mais celle tenue par le pinceau. Le corps n’est plus support pictural, mais plutôt instrument. Roy Adzak, en 1956-1957, imprime dans le ciment des traces de pas, de mains, l’empreinte d’un corps de femme. Les Anthropométries d’Yves Klein (à partir de 1960) s’inscrivent sur toiles et papiers: se lisent les traces d’absentes, les signes d’un manque lié au désir. «Je me suis servi, a écrit Yves Klein, de pinceaux vivants pour peindre, en d’autres termes, du corps nu de modèles vivants enduits de peinture.» À la même époque, c’est son propre corps, son visage, ses mains qu’Antonio Recalcati écrase sur des toiles noires ou terre de Sienne. Sont retrouvés alors certains gestes qui sont peut-être à l’origine de l’art: les mains qui s’appliquent sur les parois des cavernes préhistoriques. D’autres se rappelleront, à partir de ces empreintes, le fascinant Suaire de Turin et le voile que Véronique aurait posé sur le visage du Christ, et qui en garderait la marque.Démarches multiplesSimultanément, les artistes proposent d’autres manières de rencontrer les corps humains et de les penser. Cinq approches seront ici privilégiées, peut-être arbitrairement.Les corps d’amourL’une de ces manières consiste en la mise en évidence des gestes amoureux, des positions érotiques, des organes sexuels. Sans vouloir les analyser, on se contentera de signaler quelques œuvres. Les dessins de Hans Bellmer constituent des anagrammes d’organes; ils transforment le corps féminin en un puzzle érotique, en un labyrinthe où le regard s’égare de façon troublante... Dans les dessins de Picasso (1968-1971), les femmes écartent les jambes devant les peintres qui parfois quittent leur chevalet pour les aimer... Pierre Klossowski, en de grands dessins (à partir de 1954), expose des scènes érotiques, qu’il raconte aussi dans ses romans... Une sculpture de George Segal, Legend of Lot (1966), montre une femme contemplant, indifférente, une copulation figée... Inlassablement, Henri Maccheroni a photographié des milliers de fois des sexes féminins comme d’étranges paysages, d’une merveilleuse variété...La faim, la soif«Le sexe et la nourriture, a dit Daniel Spoerri, voilà les deux besoins fondamentaux de l’homme; d’autres se sont chargés de parler du sexe; moi, je parlerai de la nourriture.» Spoerri «piège» des repas; avec de la colle, il les fixe sur la table; il arrête leur décomposition. La table, renversée de quatre-vingt-dix degrés, accrochée au mur, devient tableau. En 1970, il crée aussi à Düsseldorf la Eat Art Gallery. Il y expose (entre autres) des portraits en réglisse de George Brecht, des coulées de bonbons de César, un ange bleu en pain d’épice de Lindner... Bien d’autres artistes travaillent autour de la nourriture. Boltanski taille des sucres en forme de «microsculptures». Avec des pains, Erik Dietman écrit le mot PAIN (1967). En même temps que des roues en matières non comestibles, Bernard Lagneau fabrique des roues en grissini , en petits-beurre, etc. Wolf Vostell fait voyager des salades pendant un an (1970-1971); il expose les documents concernant ce happening-expérience et amène à penser les rapports entre l’alimentaire, le pourrissement, la pollution, la maladie... En 1970, Miralda et Dorothée Selz, «traiteurs-coloristes», proposent, dans une galerie, un repas en quatre couleurs; ils cherchent à lier deux types de sensations (visuelles et gustatives).Des rituelsD’autres artistes s’efforcent de lier les gestes du corps en des rituels, plus ou moins proches de cérémonies chrétiennes ou païennes. Au moment où la religion catholique semble vouloir simplifier son culte, une partie des artistes s’efforcent de créer des ensembles de gestes, liés entre eux, donnant une impression de sacré. Nous avons déjà rencontré des rituels dans certaines approches de la mort. D’autres existent. En 1969, Journiac célèbre sa Messe pour un corps . La huitième biennale de Paris (1973) proposait à la fois des parodies de sacré, des blasphèmes et des pèlerinages minuscules. Entre autres propositions, Jean Clareboudt organisait de lentes cérémonies nues en des salles semi-obscures, sentant l’humus et les herbes.Le bruit du cœurSi l’art contemporain est surtout fasciné par les surfaces, les épidermes, il s’intéresse parfois aussi aux «corps profonds». Posant un stéthoscope électronique sur le corps, Jean Dupuy, en 1968, met en évidence l’énergie développée par le cœur. En 1969, il «orchestre» un Chœur pour six cœurs .Les enveloppes du corpsEnfin, d’autres travaux artistiques choisissent de parler du corps à travers ses enveloppes, à partir des vêtements. Ils nous obligent à tenir compte d’une évidence le plus souvent omise: nous vivons le plus souvent habillés. Nos vêtements sont une première maison; et le Manteau (1962) du sculpteur Étienne-Martin est une sorte d’étrange demeure, hiératique... Un des multiples de Josef Beuys, le Costume en feutre (1970), n’a pas de boutons. Certains critiques ont associé ce costume aux vêtements des prisonniers, auxquels on a coupé boutons et bretelles. Mais, selon Beuys lui-même, l’absence de boutons renvoie encore à d’autres intentions, et surtout à une fidélité au matériau: «Pour respecter les caractères du feutre, on doit abandonner tous les détails, du genre revers compliqués, boutons, boutonnières...» Le Costume , selon l’artiste, est d’abord une sculpture de feutre, qu’il définit comme «sculpture de chaleur»... Depuis 1962, une partie des travaux de Caniaris consiste en vêtements encollés, dont la forme garde la trace des corps qui les ont usés. Il montre ainsi la pauvreté sans visage, sans cris... D’autres types de vêtements sont constitués par ce que Marcel Duchamp (à propos du Grand Verre ) nomme les uniformes et livrées: raides habits des serviteurs (plus ou moins chamarrés, plus ou moins ridicules) du pouvoir. Dans ses collages, dans certaines de ses «actions», Enrico Baj multiplie médailles, glands, dorures, cordons, galons, soutaches, écussons, épaulettes, passementeries diverses: gris-gris de l’Occident, marques évidentes de la hiérarchie... On se souvient aussi du tableau de Magritte, Le Pèlerin (1966): un chapeau melon flotte à la verticale d’un habit sombre, strict; le visage s’est évadé. Magritte retrouve ici (consciemment ou non) la petite fiction que Descartes forge (Méditation Seconde ). Le philosophe regarde par la fenêtre: «[...] et cependant que vois-je de cette fenêtre, sinon des chapeaux et des manteaux, qui peuvent couvrir des spectres ou des hommes feints qui ne se remuent que par ressorts?» Le tableau de Magritte énonce la possibilité d’un corps incertain, d’un corps fictif: possibilité plus inquiétante, sans doute, que la présence même de la mort.
Encyclopédie Universelle. 2012.